Roslyn Helper : tribulations de nos vies en ligne

Portrait. La performeuse australienne Roslyn Helper nous offre une réflexion à la fois drôle et lucide sur nos vies connectées.

Surfer sur internet et se perdre dans un click hole infini, rechercher ses symptômes sur Google et se diagnostiquer avec tous les cancers imaginables, flirter sur Tinder et rompre quelques mois plus tard par SMS… Autant d’habitudes qui rythment notre quotidien, des réflexes que l’on prend rarement le temps de questionner du dehors. Roslyn Helper, artiste et performeuse australienne, s’intéresse aux effets des nouvelles technologies sur notre vie de tous les jours et en fait un terreau de création inédit. Le temps d’un entretien sur Messenger, elle s’est livrée sur ses inspirations et sa démarche.

Au commencement, il y avait le texte

Roslyn Helper grandit à Melbourne, dans un environnement ouvert aux arts _ son père est directeur de théâtre et sa mère enseignante d’anglais. « Je me suis toujours intéressée à l’art, même quand je n’en avais pas encore conscience. » Elle fait d’abord une licence de journalisme avant de se réorienter vers un master d’art et de politique à Tisch School of the Arts, à l’université de New York. Elle commence à expérimenter, invoquant des inspirations hétéroclites, allant de la philosophie aux arts visuels, en passant par la poésie et la musique.

L’artiste écrit d’abord des scripts « sans les penser nécessairement comme de l’art. » La culture numérique est un champ de recherche évident pour elle : « Pour créer, je suis constamment en train d’observer le monde qui m’entoure et ce monde est traversé par les nouveaux médias. » Elle y décèle une voie peu explorée : « Nous sommes à un moment particulier de l’histoire, où les innovations technologiques s’accélèrent comme jamais auparavant. C’est un phénomène qui échappe encore aux penseurs et aux politiques. C’est donc à l’artiste de faire ce travail critique. »

Lifestyle of the Richard and Family - Roslyn Helper
Dans Lifestyle of the Richard and Family, Roslyn Helper écrit une pièce de théâtre avec un logiciel de prédiction de texte

De l’écran à la performance

« Je suis une très mauvaise performeuse. » La performance s’est imposée à Roslyn Helper malgré elle, comme l’expression la plus aboutie de son concept, la forme la plus adaptée à son contenu : « Je cherchais à verbaliser les mots flottants sur internet, à toucher avec précision au genre de relations interpersonnelles qui se construisent en ligne. »

Dans une première expérimentation, l’artiste crée un groupe Facebook convivial avec ses amis et compile les conversations pendant une année. Elle génère une trentaine de scripts joués sur scène par des membres du groupe. En déplaçant le texte du contexte digital au contexte de la performance, elle met en lumière les modes opératoires particuliers qui régissent nos interactions en ligne. Cette mise en tension du connecté et du déconnecté éclaire deux modes de communication sensiblement différents, avec leurs propres codes.

« Internet est le lieu complètement déjanté où des conversations entre étrangers deviennent possibles. C’est un espace avec ses propres codes, gouverné par l’architecture des systèmes de design et les algorithmes… »

Une pratique hors champs

En 2015, Roslyn Helper participe à la résidence organisée de Marina Abramović à Sydney. À l’époque, elle travaille avec Harriet Gillies sur une performance où elles surfent sur internet en public, explorant la notion de sérendipité (The internet…, juillet 2015). Marina Abramović n’y voit pas de démarche artistique : « L’ironie c’est que beaucoup de ses propres créations n’étaient pas considérées comme de l’art il y a dix ans. » L’artiste comprend alors qu’elle est en train d’ébaucher une forme radicalement nouvelle.

Entre la politique et l’art, l’interaction et la création, le texte et la performance, Roslyn Helper ne se pose pas de barrières. Elle circule librement entre ces dimensions et en fait la matière d’une pratique créative aux angles multiples et aux possibilités toujours renouvelées. En choisissant de chroniquer et de questionner internet et les réseaux sociaux, médias éternellement changeants, l’artiste est confrontée au caractère éphémère de son œuvre.

« J’assume le fait que mes performances peuvent rapidement devenir obsolètes dans quelques années, voire technologiquement inaccessibles. »

Google ou l’oracle intérieur

Se substituer à Google, jouer aux oracles et répondre aux questions les plus spécifiques et les plus farfelues : c’est ce qu’a tenté de faire Roslyn Helper dans Human Google Project (août 2015). Un bureau, une lampe, du papier et des stylos : un matériel rudimentaire pour matérialiser le moteur de recherche que l’on consulte 200 millions de fois par jour. Assise derrière le bureau, l’artiste recueille les interrogations de l’audience, elle ne peut compter que sur l’information contenue dans son cerveau.

La performeuse s’acquitte de son rôle en humaine, avec ses humeurs et ses aprioris. En menant ce projet, elle réalise à quel point nos termes de recherche sont biaisés, la façon dont nous formulons les requêtes conditionne le résultat de la recherche et ce que nous prenons pour vérité : « Je suis moi-même un peu hypocondriaque. En faisant des recherches sur les algorithmes de Google, je me suis rendu compte à quel point mes requêtes pouvaient être affectées par mes angoisses. » Elle remarque aussi à quel point des questions comme la mort ou le sens de l’existence sont fréquemment recherchées. Google pourrait donc aussi être conçu comme un lieu d’introspection.

Human Google Project - Roslyn Helper
Human Google Project, Underbelly Arts Lab and Festival (Août 2015)

Amours et désamours 2.0

Internet a radicalement changé la façon dont nous organisons nos vies amoureuses, la manière avec laquelle nous débutons et rompons  nos relations. Avec les applications de rencontre, nous avons le potentiel de rencontrer plus de nouvelles personnes et de commencer des conversations tout à fait libres et honnêtes. Pour Roslyn Helper, « c’est révolutionnaire, surtout chez les communautés queer pour lesquelles le processus devient beaucoup moins anxiogène. »

L’artiste s’intéresse surtout à la question de la progression affective d’une relation connectée. Quand deux corps amoureux sont séparés dans l’espace, communiquant via leurs écrans, il y a forcément des lacunes émotionnelles qui se glissent dans la conversation. C‘est ce qu’elle tente de mettre en lumière dans 36,000 Words Under a Gemini Moon (2019). La performeuse se met en scène face à une ex qu’elle avait rencontré sur Tinder. Tour à tour, elles lisent les archives de leurs communications, de leur première conversation à leur rupture. « C’était pénible, mais c’était aussi une catharsis pour nous deux. »

36,000 Words Under a Gemini Moon - Roslyn Helper
36,000 Words Under a Gemini Moon, After Technology, UTS Gallery, Sydney (février 2019)

Internet et nos identités multiples

Internet, c’est aussi le foyer de nos identités, fragmentées, éparpillées sur diverses plateformes. Elles nous révèlent et nous masquent à la fois. Produites pour une grande part par l’internaute lui-même, elles sont plus souvent des identités désirées que des reflets fidèles de notre être. C’est une question que Roslyn Helper contemple actuellement. Sur Airtasker, une application australienne de vente de services entre particuliers, elle recrute des personnes lambda pour écrire sa biographie en fonction des informations disponibles sur le web : « Les biographies sont drôles et toutes différentes les unes des autres. En principe, les airtaskers travaillent avec la même matière première : tout dépend de ce sur quoi ils cliquent, selon leur propre idée de ce qui définit le plus mon identité. »

Fedwa Bouzit

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